Chapitre 5 : la remise en question

Le 1er juin 2022, j’ai fêté mes 5 ans chez Karnott. Mon idée initiale était de retranscrire mon aventure en startup sur ce blog, avec un article par an.

Pour rappel :

Vous l’aurez compris, l’an 4 s’est perdu en cours de route. On va essayer de rattraper ça.

2021 a été une année en deux parties très contrastées pour nous.
Vous n’aurez pas raté l’actualité de la Frenchtech: année record, avec plus de 11 Milliards d’Euros de levée de fonds. Et quand on est en startup, cette capacité de financement fait franchement envie. On s’est dit collectivement que c’était le moment et qu’il fallait profiter de la dynamique… Pourquoi pas nous ?

La préparation d’une levée de fonds

Une levée, c’est beaucoup de travail. En travail de fond, on s’assure qu’on n’a rien à cacher: sécurité des données, contractualisations avec les prestataires, propriété des éléments clés, code source à l’abri. En parallèle on travaille sur le plus important : le pourquoi. Pourquoi ai-je besoin d’argent dans mon équipe produit ? Une levée, c’est avant tout une équipe qui convainc des investisseurs qu’ils ont une vision, mais manque de moyens pour y parvenir au plus vite. On a besoin de cet argent pour embaucher, se structurer, pour accélérer. Nous avons donc construit notre vision produit court / moyen terme / long terme et nous avons mis sur papier la meilleure manière de l’atteindre si nous avions les moyens de nos ambitions. On parle de SaaS, d’une gamme de produits, de feature teams. De qui aurions-nous besoin, quand est-ce que nous devrions embaucher chaque personne, combien ça nous coûterait, etc… Le business plan sera aligné avec cette vision produit. Une feature team qui arrive ne produira de la valeur que X mois après, il faut aligner les planètes.

Et quand on a compris ça, on comprend un peu mieux ce qu’il s’est passé en 2021 dans les embauches et les salaires de la tech française.

Pour suivre le business plan établi lors d’une levée à plusieurs dizaines ou centaines de Millions, beaucoup de startups ont eu l’obligation d’embaucher vite vite vite, comme promis aux investisseurs. Comment on fait ça ? On paye au-delà du raisonnable. Les salaires ont franchement explosé dans certains cas. Je sais que cet avis n’est pas très populaire, vous entendrez que les salaires ont augmenté en 2021 pour d’autres raisons. Je peux citer, entre autres choses :
– les boites françaises sont en concurrence dans le recrutement avec les boites étrangères, le remote se démocratisant. Et à l’étranger, ça paye mieux.
– les boites françaises avaient de toute façon du retard
– C’est juste la loi de l’offre et la demande mon bon monsieur.

C’est sûrement en partie vrai, mais je pense que c’est avant tout le cumul de ces raisons avec un afflux massif de capitaux, en plus d’un marché de l’emploi historiquement tendu dans la tech pour les profils qualifiés.

À titre personnel, c’est une situation que je n’ai pas très bien vécu, n’ayant pu retenir un des membres de l’équipe.

Et donc ?

Et donc, nous n’avons pas levé malgré des propositions reçues, les termes ne nous convenant pas. Une bonne levée est une levée au bon moment, où tu te sens prêt à accélérer dans de bonnes conditions. Cela faisait 4 ans que nous avions la tête dans le guidon, nous avions accompli beaucoup de choses, mais une intuition nous laissait penser que pour lever dans de bonnes conditions, nous avions besoin d’assainir nos fondations. Un autre chemin était possible : celui d’être rentable et autonome.

Une startup rentable ? Vous êtes sérieux ?

Oui, c’est possible et on est même en train de se dire qu’on a eu le nez fin. La guerre en Ukraine, les conséquences long terme du COVID en Asie, les galères d’approvisionnement, l’inflation… Les investisseurs sont en train de serrer la visse et lever n’est plus aussi simple. Gare aux entreprises qui vont avoir besoin de fonds en 2022 ou 2023 !

? La bonne nouvelle pour nous, c’est qu’on a plein de super clients ! Karnott, ce sont des milliers de clients, des dizaines de millions de Kilomètres parcourus et des millions d’Hectares travaillés et analysés avec notre solution. On en est fier et on a raison de l’être.
Bref, la rentabilité n’est pas une chimère lointaine… C’est faisable, on y croit.

Cela étant dit c’est aussi une trajectoire diamétralement opposé à ce qu’on avait planifié ces derniers mois : du jour au lendemain, on prend notre jolie roadmap, nos plans de recrutement de 50 personnes et on met tout de côté. Moralement, ça fait quelque chose…

L’idée est donc de réduire les coûts et de maximiser la croissance. Comme toute entreprise me direz-vous ? Non. En 15 ans, dans la tech, j’ai rarement vécu dans un environnement technique contraint financièrement. Dans l’aéronautique, le bancaire, le retail, j’ai toujours travaillé dans des environnements où on regardait peu les coûts techs, qui étaient pris comme une fatalité pour aller où on le souhaitait. J’ai souvent trouvé ça malsain et étrange, sans arriver à comprendre ce qui n’allait pas. La réalité, c’est qu’à petite échelle, le retour sur investissement d’une équipe produit est quelque chose de quantifiable. On voit les salaires, les coûts SaaS, les coûts d’infrastructure, on mesure l’argent qui rentre par la valeur produit générée et on doit constater un tout cohérent.
Tout simplement.

En tant que CTO, j’ai eu plusieurs défis.

1er défi : Le FinOps

Mes camarades le savent, je suis pénible sur la gestion de l’infrastructure. Le Cloud, c’est cool, mais on est toujours à 1 clic de la dépense facile. Et bien non, au diable le Darwinisme Numérique et son abondance (interview passionnante cela dit), la sobriété a du bon. On passe du temps à optimiser l’utilisation du CPU réservé, des services qui tournent, de l’espace disque alloué. (Saviez-vous qu’avec TimescaleDB il est simple de compresser les vieilles données ?). C’est un travail, mais je suis certain que tout ce qu’on a appris et mis en place nous donneront des clés de scalabilité et de pérennité.

2nd défi : Gérer toujours plus, avec les moyens du bord

OK, l’équipe ne grandit pas. Pourtant, nous avons de nouveaux clients, plus de données, plus de défis. Mais aussi plus de support. Arriver à créer de la valeur avec un support chronophage devenait impossible. Alors on se calme, on qualifie mieux les tickets, on mesure et on se concentre sur ce qui cloche. On s’est vite rendu compte que le support reposait sur quelques épaules et qu’individuellement on n’avait pas toujours la compétence requise pour résoudre le ticket. Alors nous avons mis en place des astreintes : chaque jour de la semaine, un membre différent de l’équipe est forcément de support et il doit documenter ce qu’il fait. Cette journée-là est dédiée à dépiler du ticket pour la personne d’astreinte. Obligation aussi de laisser des commentaires, au moins un début d’analyse et un travail en cours pour la personne du lendemain. On se partage le travail et les soucis.
Cela a permis à l’équipe de mieux prendre conscience des problèmes de qualité, d’outillage interne manquants, d’en prendre acte, de coder quelques « helpers » et en quelques mois, magie, le nombre de tickets a été divisé par deux.

J’ai écouté d’ailleurs un super podcast avec Mathilde Lemée qui parle de sur-qualité et du fait qu’il y a un temps pour tout dans la vie d’une startup. Je ne peux qu’appuyer son propos.

Conséquence directe : nous avons toujours été en capacité à délivrer de la valeur (et donc du MRR), avec une certaine sérénité sur la qualité de ce qui était délivré.

3ème défi : Faire plus avec moins n’est pas sans conséquence

Comme je suis sympa, je vous partage ma recette d’un petit cocktail maison :
– Un objectif d’entreprise clair à atteindre à tout prix
– Une équipe à qui ça tient à cœur de réussir
– Le télétravail, qui rend plus floue la coupure travail / vie de famille
– Une communication entre les services plus basée sur l’émotion que sur les chiffres et les faits
– Des résultats avec des bons jours… et des moins bons.

Et vous avez la recette pour un petit burn-out.

En mai 2022, j’ai ressenti une profonde fatigue. Du genre à se sentir vraiment nul, toujours énervé, grincheux (plus que d’habitude :p ) et surtout impuissant à réussir. Heureusement pour moi, j’ai pu très vite compter sur ma compagne qui m’a simplement dit « prends une pause ». Et j’ai pris une pause.

Je sais qu’il est difficile d’appréhender les signes d’un burn-out. On se dit toujours que ce n’est qu’une passade… Mais couper quelques semaines m’a permis de remettre un peu les pieds sur terre et surtout me redonner des certitudes. Le plus beau, c’est que toute l’équipe, comme d’habitude, a fait preuve d’une solidarité et d’un soutien sans faille. Merci pour ça, je suis toujours aussi chanceux de bosser avec vous <3

Chaque cas est différent et le burn-out est un sujet sensible, mon seul conseil sera de faire preuve d’humilité. Parlez-en c’est déjà beaucoup. Si vous ne changez rien, rien ne changera.

Et maintenant ?

C’est mieux. On élimine toute prise de décision basée sur l’émotionnel. On mesure tout, on essaie d’arriver avec des arguments et on se dit tout. On a d’ailleurs mis en place la rétrospective de Comité de Pilotage ! Expérience intéressante, on applique les rituels agiles aux membres du Copil, pas forcément habitués à ce genre de choses. Globalement, quand on se rend compte que des échanges ne sont pas assez fréquents, honnêtes ou naturels, je trouve que les ritualiser est une bonne chose. Les retours sont bons et les relations assainies.

Cet article a été le plus dur à écrire de la série. Je crois aussi que c’est le plus important. La vie en startup n’est pas un long fleuve tranquille basé sur le succès et les millions qui coulent à flot.

Et à vrai dire, je trouve ça vraiment positif.

LB.

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